Rira Bien , texte d’opinion de jean François Nadeau, Le Devoir

Jean-François Nadeau

Publié et mis à jour le 29 juillet

CHRONIQUE

Leurs pupilles s’élargissent aux proportions d’une loupe lorsqu’ils l’écoutent. Le grand rire de la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris, les heurte. Ils le jugent insupportable. Au point de croire bon d’en faire l’objet d’une campagne de dénigrement.

De la même façon, pourquoi certains font-ils les yeux ronds devant les rires en cascade de la mairesse de Montréal ? Les éclats sonores de Valérie Plante ne sont pas, à leurs yeux, admissibles. L’ancien maire Denis Coderre, vous vous souvenez, avait tenté de déprécier Valérie Plante en condamnant son rire. Ce qui n’a pas épargné au politicien de connaître un chemin de croix, jusqu’à le voir battre la semelle sur le chemin de Compostelle.

Dans la Turquie du régime nationalo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, le vice-président Bülent Arınç s’était fait remarquer, lui aussi, pour sa condamnation du rire des femmes. Le rire féminin, pour lui, ne pouvait qu’être glaçant et indécent. Il conduisait, disait-il sans même sourire, au déclin de la société moderne. Rien de moins.

Partout, de pareils vieux messieurs entendent imposer le silence comme pour mieux se faire croire qu’on les écoute encore.

Sourire et rire sont une affaire de classe. Dans l’histoire de l’art, éclatant reflet de certaines conceptions de la vie en société, le sourire est longtemps considéré comme une inconvenance. Ouvrir la bouche, montrer les dents, sourire, rire, cela relève du peuple, du monde ordinaire, des pauvres, des prostituées, des soûlons, des gens d’en bas, de ceux aussi qui n’ont pas toute leur raison, comme le rappelait le professeur Colin Jones dans son histoire du sourire.

Sourire et rire sont aussi une affaire de sexe. La grande historienne Arlette Farge a observé que la béance de la bouche d’une femme et son rire sont perçus, dans les sociétés du XVIIIe siècle, comme une incivilité. Ce sont « des outrances qui rendent la femme “trop femme”, trop excessive dans son désir », explique-t-elle. Les rires féminins étaient nommés « gloussements ». Aussi bien dire que la femme était envisagée comme une poule. Un volatile auquel il convenait de fermer le caquet. Dans pareils schémas de pensée, les femmes qui rient à gorge déployée sont jugées pour leur animalité, rabaissées à l’état de chimpanzé.

À en croire bien des fâcheux, les femmes qui rient symbolisent, encore aujourd’hui, une menace sociale plus grande que l’expression de leurs propres airs fâchés. C’est ainsi que la vie politique, encore une fois, est réduite à des apparences, où continuent d’opérer subtilement d’anciens principes de discrimination.

Ne pas rire, ne pas sourire ? Pendant longtemps, les femmes ne devaient pas parler non plus… Et encore moins crier, quoi qu’on leur fasse ou presque ! Elles devaient endurer en silence, être à leur affaire, s’acquitter de leurs tâches, du moins de celles auxquelles elles devaient se livrer gratuitement, à la journée, pour assurer à bas prix le maintien du système.

Pour seul espoir de leur délivrance, elles n’eurent que la foi en une religion qui, en vérité, les clouait au sol, en les enchaînant à leurs fonctions d’épouse et de mère. Faut-il s’étonner que plusieurs d’entre elles aient cherché une lueur d’espérance, tout aussi vaine, dans les loteries quelconques, entre deux brassées de lavage et les bigoudis ?

Dans Les belles-soeurs, le chef-d’oeuvre de Michel Tremblay, les femmes se rassemblaient pour un « grand party de collage » d’un million de timbres-primes Gold Star, l’ancêtre des cartes de fidélité. Germaine Lauzon avait gagné le gros lot ! Mais pourquoi elle ? Pourquoi pas les autres ? Il s’en trouve encore pour croire que c’est en gagnant à la loterie du chacun pour soi que la société pourra être changée. Les conditions de travail, les programmes sociaux, les logements abordables, l’accès à des soins de santé : rien de tout cela n’a pourtant jamais été obtenu par l’enchantement des concours voués à mieux faire avaler l’ordinaire.

Il n’y a rien de plus universel que le très particulier dont rend compte Michel Tremblay. Avez-vous vu Nos belles-soeurs, la brillante adaptation cinématographique que René Richard Cyr a produite ? À l’écran, la réalité sociale de tout un monde prend vie dans une orgie de couleurs, au milieu d’une impeccable direction d’actrices. Nos belles-soeurs rappellent aussi que le prolongement des inégalités, au milieu du gros de notre société, constitue un triste sous-produit de notre mode de vie.

Nos belles-soeurs souligne à quel point notre société a placé les femmes dans une position subalterne, en les considérant comme de simples auxiliaires, corvéables à merci. « Une maudite vie plate, une maudite vie plate, une maudite vie plate », écrivait Tremblay dans une sorte de psalmodie, jusqu’à montrer que cette misère touchait aux expériences les plus intimes. « Maudit cul ! » affirme le personnage de Rose, au bord des larmes, parce qu’elle avoue être littéralement violée à répétition par son mari, sous le prétexte qu’un jour elle lui a dit oui…

Le vieux masque du pouvoir, usé par les années, s’accroche désespérément à son arrogance, refusant de céder aux menaces de changements qui pourraient le dérider. Tout projet social qui ose défier l’ordre établi est vu comme dangereux par ceux qui profitent du monde tel qu’il est. En faisant taire jusqu’au rire de ceux et celles qui entendent le changer, le pouvoir rumine avec satisfaction l’éternité flasque de toute la médiocrité dont il profite. Mais rira bien qui rira le dernier.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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